| Accueil >> Philosophie

La vulnérabilité de Terri Schiavo

Vasily Vereshchagin. Lettre à sa mère.
(Vasily Vereshchagin. Lettre à sa mère. Source)

1) Introduction

À chaque jour depuis les trois derniers jours, on m'a demandé mon opinion sur le cas de Terri Schiavo, citoyenne des États-Unis de 41 ans et dans un état végétatif depuis 15 ans, qui ne reçoit plus ni nourriture ni boisson depuis le 18 mars 2005, à la demande de son mari.

Voici le résumé de mon opinion:

- Je n'ai pas accès à des informations fiables sur ce cas.
- Je constate de nombreux sophismes, dans les médias et dans mon entourage.
- Je déplore que la stridence semble proportionnelle à l'inculture.
- Ce cas soulève des questions morales importantes.

2) Les sources d'informations fiables sur Terri Schiavo

Je ne connais pas cette dame, ni son mari, ni ses parents, ni les juges impliqués dans cette affaire. Je ne suis pas médecin, ni avocat. Je n'ai jamais lu les rapports médicaux sur cette dame. Si on me demandait où aller pour obtenir de l'information fiable sur ce cas, je ne saurais même pas quoi dire (quoi que le site web de la famille de Mme Schiavo semble mieux que rien).

Dans ce texte, je vais essayer de me limiter aux aspects du problème qui ne dépendent pas d'une connaissance des détails du cas Schiavo.

3) Certains sophismes galvaudés dans les médias

Je n'ai jamais fait subir d'examen médical à Terri Schiavo, mais j'ai vu et entendu certains reportages dans les médias, et certains commentaires de mon entourage.

3.1) Le sophisme «bushiste»

	Georges W. Bush dit qu'il faut continuer à alimenter Terri Schiavo.

	Or, Georges W. Bush est un imbécile.

	Donc, il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo.

Franchement, Georges W. Bush n'a pas grand rapport. Certaines personnes (moi le premier) ne sont pas capables de blairer Georges (voir «Chrétiens de droite contre les péchés de Bush»), tout en prétendant qu'un patient a le droit aux soins palliatifs.

3.2) Le sophisme de «l'armée d'avocats»

	Terri Schiavo a une armée d'avocats coûteux qui défendent ses droits.

	Or, plusieurs citoyens des États-Unis sont tout aussi malades que Mme Schiavo
	et ne peuvent se payer un avocat, alors ils se font «débrancher»
	sans que les médias en parlent.

	Donc, il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo.

À ce que je sache, il y a des problèmes sociaux très sérieux aux USA: l'érosion de la classe moyenne, le grand nombre de personnes sans bonne assurance-santé, le gaspillage incroyable d'énergie et de ressources naturelles, et je ne parle même pas des dépenses militaires...

Mais rien de ceci fait que vous avez tort ou raison, dépendamment du nombre d'avocats que vous embauchez.

Je suis tout à fait d'accord qu'il est toujours scandaleux de voir les pauvres souffrir de l'injustice. Mais cela ne signifie pas que «mal» devient tout à coup «bien» rien que parce que vos cartes de crédit ne sont pas «au max». Par exemple, c'est un crime de violer une femme pauvre, et cela ne cesse pas d'être un crime si cette femme trouve un billet de lotterie gagnant dans son sac-à-main.

Les démagogues qui utilisent ce sophisme jouent sur l'avarice et l'envie des foules, et tentent d'attiser la haine des «riches» (qui souvent sont riches seulement dans l'imagination de ces démagogues!).

3.3) Le sophisme de la peine de mort

	Certaines personnes disent qu'il faut continuer à alimenter Terri Schiavo.

	Or, certaines de ces personnes sont en faveur de la peine de mort.

	Donc, il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo.

Les opinions sur la peine de mort n'ont pas de rapport. Certaines personnes sont contre la peine de mort, tout en disant qu'un patient a le droit aux soins palliatifs. Le cas Terri Schiavo doit être évalué en lui-même, pas en regardant les opinions accessoires de certaines personnes.

Cet essai n'est ni un article sur la peine de mort, ni un cours de catéchèse, mais je ne peux m'empêcher de citer quelques lignes du Catéchisme. En effet, à entendre certains journalistes, on pourrait croire que les catholiques veulent la peine de mort pour les infractions aux règlements du stationnement!

L'enseignement traditionnel de l'Église n'exclut pas, quand l'identité et la responsabilité du coupable sont pleinement vérifiées, le recours à la peine de mort, si celle-ci est l'unique moyen praticable pour protéger efficacement de l'injuste agresseur la vie d'hommes.

Mais si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l'agresseur, l'autorité s'en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine.

Aujourd'hui, en effet, étant données les possibilités dont l'État dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l'a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d'absolue nécessité de supprimer le coupable "sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants"
[Catéchisme de l'Église catholique, N° 2267]

À bien y penser, cette citation est en fait une belle leçon sur la dignité de la vie humaine.

3.4) Le sophisme de la mort digne

	Le cas Terri Schiavo est médiatisé de manière honteuse.

	Or, les gens ont droit de mourir dignement.

	Donc, il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo, parce que plus elle
	va mourir vite, moins les médias pourront l'exploiter.

Que Terri Schiavo soit sur une île déserte, ou entouré de journalistes plus ou moins scrupuleux ne change rien à la moralité de son cas. Mme Schiavo n'est pas coupable d'être médiatisée.

3.5) Le sophisme de l'«acharnement thérapeutique»

	Je suis capable de m'alimenter par moi-même.

	Or, Terri Schiavo n'est pas capable de s'alimenter par elle-même.

	Donc, il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo, sinon c'est de
	l'acharnement thérapeutique.

À un moment donné, il faut cesser de jouer sur les mots. La définition d'«acharnement thérapeutique» change avec la technologie. Par exemple, une transfusion sanguine aujourd'hui est une procédure simple, sécuritaire et relativement peu coûteuse. Par contre, à un moment donné dans le passé, c'était une opération hautement dangereuse et très coûteuse.

De nombreuses personnes vivent tout en étant «esclaves» d'une technologie. Pensez à l'hémodialyse, ou encore un de mes copains qui ne peut vivre sans son injection d'insuline.

Un tube d'alimentation n'est pas une technologie sophistiquée ou risquée. En soi, cela ne signifie pas qu'il faille continuer à alimenter Terri Schiavo. Par contre, parler d'«acharnement thérapeutique» est incorrect. Tout homme a besoin d'eau, de nourriture, de chaleur, etc., pour vivre. Fournir les soins palliatifs à un patient, jusqu'à ce que la nature suive son cours et qu'il décède de mort naturelle n'est pas de l'«acharnement thérapeutique».

L'alimentation et l'hydratation, même artificielles, rentrent dans les cures normales toujours dues au malade quand elles ne sont pas dangereuses pour lui: leur suspension indue pourrait revêtir la signification d'une véritable euthanasie.
[Sgreccia, p. 779]

4) La stridence proportionelle à l'inculture

Si vous tombiez en panne le long de l'autoroute, et qu'un inconnu vous abordait et commençait à vous dire comment réparer votre voiture, que feriez-vous? Devriez-vous l'écouter? Un petit test facile serait de lui poser des questions simples comme: «Pourriez-vous mettre votre doigt sur la batterie, monsieur?», ou «Où est le radiateur?». Si cet inconnu n'était pas capable de répondre à ces questions élémentaires, vous seriez en droit de douter de la qualité de ses conseils mécaniques!

Rendez-vous service: la prochaine fois qu'un inconnu vous dira qu'il faut cesser d'alimenter Terri Schiavo, posez-lui quelques questions simples:

- «Qu'est-ce que la morale?»

- «Puisque vous affirmez qu'il est vrai que l'on doive cesser d'alimenter Terri Schiavo, vous devez donc savoir un peu ce qu'est la vérité! Qu'est-ce que la vérité?, et qu'est-ce que la science?»

- «Avez-vous déjà lu ne serait-ce qu'un seul bon manuel de bioéthique dans votre vie, comme par exemple celui d'Elio Sgreccia?»

Je ne dis pas que tout le monde devrait pouvoir donner des réponses parfaites à toutes ces questions, mais il faudrait au moins savoir un peu de quoi on parle, surtout si on parle très fort...

5) Quelques questions morales soulevées par le cas Schiavo

5.1) Dans quel catégorie aristotélicienne se situe la dignité humaine?

Vous vous souvenez tous des dix catégories d'Aristote: substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position (ou configuration), action, passion (dans le sens de «quelque chose que l'on subit»), et «habitus».

Ces dix catégories se divisent en deux grands groupes: la substance et les neuf accidents. Par exemple, en ce moment je suis assis. Maintenant, je prends mon ordinateur personnel et je me tiens debout. Ma position (ou configuration) s'est modifiée. J'ai soif (passion). Tantôt j'irai boire et je n'aurais plus soif. Par contre, ma quantité aura changé (je serai un peu plus lourd, à cause de l'eau que j'aurai bu). Malgré tous ces changements dans mes accidents, ma substance est restée constante. Je suis demeuré un homme.

La «dignité humaine» est-elle un accident qui peut se perdre pendant qu'on est encore en vie, ou est-elle reliée nécessairement à notre substance, de telle sorte que tant qu'on est en vie, on a la dignité humaine?

5.2) D'où vient la dignité humaine?

La dignité humaine nous est-elle conférée par la Cour Suprême? Ou le Parlement? Ou faut-il attendre un courriel du Pape?

Peut-on enlever notre dignité humaine? Les autres peuvent-ils me l'enlever? Ai-je moi-même le pouvoir de me retirer ma dignité humaine, pour ensuite me tuer moi-même sans commettre de meurtre?

Quand un homme est dans un «état végétatif», est-ce que ça veut dire qu'il devient un vrai légume, comme une carotte ou un céleri? Pour utiliser des gros mots philosophiques, quel est le «principe ontologique» qui maintient cette personne en vie? Une autre manière d'aborder cette question est de se demander quelle est la nature de l'âme humaine, et quel est son lien avec «l'état végétatif».

5.3) Pourquoi les chrétiens prétendent-ils que nous sommes créés à l'image et à la ressemblance de Dieu?

Qu'est-ce que notre raison et notre libre-arbitre ont de si spécial, selon les chrétiens? Est-ce vrai?

5.4) Connaissez-vous un patient qui a déjà demandé qu'on le laisse mourir de faim et de soif?

Simple curiosité cléricale de ma part. J'ai déjà entendu parler de patients qui demandaient à leur médecin de leur administrer une dose de poison, afin de les tuer rapidement et sans douleur. J'ai aussi vu des propriétaires de chiens demander cela pour leur chien. Par contre, je n'ai jamais entendu parler d'un patient qui avait expressément demandé qu'on le laisse mourir lentement de faim et de soif, pendant de longues semaines.

Je me posais la question, comme ça.

6) Conclusion

Je n'ai pas de conclusion à ce texte. Seulement un souhait:

Ne laissons pas notre gros bon sens mourir de faim et de soif...

Post-Scriptum:

Terri Schiavo est décédée de faim et de soif le 31 mars 2005.

| Accueil >> Philosophie